French Transcript

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Bienvenue au Taylor Report – CIUT

Ph.T.- Notre invitée aujourd’hui est Masako Yonekawa,  professeur,  co-représentante de l’organisation japonaise sans but lucratif Rita-Congo.org et chercheur sur les problématiques des  réfugiés, de la paix et des conflits dans la région des Grands Lacs africains.  Professeur, bienvenue dans l’émission.

M.Y.-Merci pour votre invitation !

Ph.T. -Vous avez prononcé récemment un discours très important, à mon sens, dans le cadre du Réseau International des Femmes pour la Démocratie et la Paix (RiFDP) à Bruxelles, une organisation magnifique d’après moi.  Je voudrais que nous parlions de votre discours, mais pouvez-vous en premier lieu nous décrire votre parcours professionnel par rapport aux réfugiés ? Je sais que vous avez travaillé avec des réfugiés dans la région des Grands Lacs africains.  Mais pendant combien de temps et quelles étaient vos missions ?

M.Y. -J’ai vécu dans la région des Grands Lacs pendant environ 10 ans, d’abord en Tanzanie dans des camps de réfugiés, ensuite au Rwanda où j’étais de 1995 à 1998 pour rapatrier les réfugiés et les réinstaller. Ensuite je suis allée au Congo (RDC), dans l’Est du pays mais aussi dans la capitale Kinshasa qui se trouve à l’Ouest.  Là j’étais également impliquée dans le rapatriement des réfugiés rwandais, de même qu’en République du Congo (Brazzaville) et au Kenya. Mais c’est surtout au Rwanda et en RDC que j’ai travaillé.

Ph.T. -Votre expérience concerne tous les réfugiés de cette région, ceux du Rwanda et du Burundi,  et ceux du Congo bien sûr.  Dans votre discours de réception du Prix Victoire Ingabire, vous avez parlé de Victoire Ingabire elle-même et de l’importance du discours qu’elle a prononcé en 2010. Ayant travaillé parmi les réfugiés de la région des Grands Lacs, qu’est-ce qui, pour vous, était si étonnement important dans ce discours ?

M.Y. – Quand elle est arrivée à Kigali après avoir vécu plusieurs années aux Pays-Bas, elle a dit que nous devons penser également aux victimes Hutu, pas seulement aux victimes Tutsi. C’était un sujet tabou pour les Rwandais ! Comme vous le savez, selon la version officielle du gouvernement rwandais, les victimes du génocide sont uniquement des Tutsi, il n’y pas de Hutu.  Les Hutu sont injustement taxés de « génocidaires ».  Si vous dites « je suis Hutu et je suis aussi une victime » vous êtes envoyé en prison immédiatement.  En disant qu’il faut penser aussi aux victimes Hutu, non seulement elle a dit la vérité mais elle a posé un acte très  courageux.  C’est très important parce que, si on ne considère qu’un côté des victimes en occultant les autres, il n’y aura jamais de réconciliation, et par conséquent  pas de démocratie, ni de paix ni de justice dans le pays et dans la région. Voilà pourquoi son discours était si important et pourquoi elle a été détenue en prison pendant 8 ans.

Ph.T.- -Ce qui nous mène sur ce terrain si difficile.  Vous avez mentionné la position officielle du Rwanda : on ne peut pas dire « le génocide », on doit dire « le génocide des Tutsi ».  D’un point de vue historique, cela n’a pas toujours été comme cela, notamment dans les Etats voisins et parmi le personnel de l’ONU. Ils avaient une autre terminologie.  Ils disaient « des Tutsi et des Hutu modérés ».  Ce qui m’a toujours semblé étrange comme catégorie !

M.Y. -Oui, vraiment ! Comment pouvez-vous distinguer un Hutu modéré d’un Hutu non-modéré !?

Ph.T.- Ils disaient « c’était un Hutu mais un Hutu modéré », en fait c’était l’expression utilisée au TPIR. Il y a donc eu le développement d’une variante puisque maintenant le gouvernement insiste pour que l’on dise « le génocide des Tutsi ».

 

Dans votre discours vous abordez la question des motifs pour lesquels vous vous êtes intéressée aux réfugiés rwandais en particulier.  Que répondez-vous ? Qu’est-ce qui vous a conduite à cela ?

 

M.Y. -En réalité je n’ai pas fait le choix de travailler au Rwanda.  Ce fut un hasard.  Quand le génocide a eu lieu en 1994 je me trouvais en Afrique du Sud, en tant que personnel des Nations Unies, pour superviser les élections.  Ensuite j’ai été envoyée en Somalie, toujours avec l’ONU, c’était en juillet 1994. Or c’était exactement l’époque des flux massifs de réfugiés rwandais vers les pays voisins, il y avait donc un grand besoin de personnel pour assister ces réfugiés. L’ONU m’a donc proposé de partir en Tanzanie. En effet la mission en Somalie se réduisait, ma présence n’y était plus nécessaire, j’ai donc été envoyée en Tanzanie. Puis, après six mois, on m’a envoyée au Rwanda en disant qu’il était temps d’organiser des rapatriements, que le nouveau gouvernement avait besoin d’aide pour aider ces gens à se ré-installer afin de construire un nouveau pays.  Voilà pourquoi j’y fus envoyée, c’était le hasard.

 

Mais après 10 ans de vie dans cette région, je m’y suis attachée profondément et j’ai réalisé  que c’était une région très  particulière en termes de politique internationale. J’ai découvert qu’il y avait beaucoup de cupidité de la part de la communauté  internationale, surtout au Congo, et que plus elle s’en mêlait et intervenait, plus le chaos augmentait !

 

Ph.T.- Plus elle s’en mêlait, plus le chaos augmentait !

 

M.Y. -Oui ! Je ne parle pas de l’aide humanitaire ou économique, mais des opérations militaires, de maintien de la paix, etc. C’est lié à l’agenda économique, aux nombreux gisements de minerais à l’Est du Congo dont l’accès était convoité par une grande partie de la communauté internationale. Et pendant ma recherche j’ai découvert que les mouvements de rapatriement de 1996-97 étaient liés à ces minerais, et en particulier à l’agenda du gouvernement américain.  Il ne fallait donc pas considérer la situation de ces réfugiés comme une problématique humanitaire mais bien comme une problématique politique.

 

Ph.T.- -En effet ! Normalement un réfugié est quelqu’un qui fuit parce qu’il y a une guerre, parce que ses biens et sa vie sont en danger et qu’il n’a pas d’autre choix que de fuir.  Vous avez vu ces réfugiés et entendu leurs histoires. Une armée avance, vous ne connaissez pas ses intentions à votre égard mais vous savez que votre gouvernement la combat et donc vous fuyez. C’est ce que font les populations civiles en temps de guerre.  Mais vous mentionnez que les grandes puissances observaient tous ces événements. Il faut donc rappeler que la représentation d’une personne qui fuit a été transformée en une personne suspectée de crime !  Je me souviens que ce sont des auteurs comme Philip Gourevitch au USA, et certaines personnes de Médecins Sans Frontières – vous avez sans doute entendu parler de leur rôle – ont commencé à dire en quelque sorte que les gens dans ces camps ne méritaient pas d’être traités comme des réfugiés.  Mais quels éléments matériels avaient-ils pour le dire cela ? De quelles évidences disposaient-ils ? En conséquence, l’idée que ces réfugiés devaient quitter les lieux s’est développée, en particulier dans les capitales occidentales, alors qu’ils avaient des droits ! Les réfugiés ont des droits, quoiqu’en pense quelqu’un à New York ! Il y a des conventions internationales sur la manière dont il faut les traiter.  Or ces camps ont été attaqués par l’armée rwandaise. Pourquoi d’après vous n’ont-ils pas été protégés ?

 

M.Y. -C’est une vaste question !  Disons tout d’abord qu’en ce qui concerne les mouvements de réfugiés en général, on croit le plus souvent que les réfugiés sont des gens qui ont fui en raison de persécutions ou de conflits. Mais dans de nombreux cas les conflits suivent. Le but premier c’est d’expulser ces gens. En d’autres termes,  les mouvements de réfugiés sont souvent créés intentionnellement. Ils n’arrivent pas comme des catastrophes naturelles, ils sont créés artificiellement pour expulser des gens. C’est ce qui s’est passé au cours du génocide de 1994 et après. Le FPR, voulait expulser les Hutu du Rwanda. La même chose s’est produite en 1996-97 lors du retour forcé depuis le Zaïre et la Tanzanie. Ce mouvement était créé artificiellement par le gouvernement rwandais,  assisté par les Etats-Unis.  N’oublions pas que le gouvernement américain développe parfois sa politique à l’égard des mouvements de réfugiés en fonction de son agenda de politique extérieure.  Oui, ça c’est un premier point.  Donc les réfugiés qui se trouvaient dans les camps ont été taxés de génocidaires.  Et tout le monde croyait que les génocidaires contrôlaient les réfugiés civils  et les tenaient en otages pour les empêcher de rentrer au Rwanda.  C’est ce qu’on croyait.  Mais quand j’ai interviewé des réfugiés en grand nombre, j’ai découvert que c’était faux, que cela ne reflétait pas la réalité.  Ces réfugiés refusaient de rentrer au Rwanda par peur du FPR, ils en avaient très peur parce que le FPR avait tué leur famille, leurs amis, etc.  C’est donc le FPR qui a fabriqué le récit selon lequel les génocidaires contrôlaient les camps et tenaient les civils en otage, qu’en conséquence il fallait détruire ces camps, devenus tellement militarisés,  pour sauver les civils.  Ce type de discours sécuritaire et humanitaire est important pour pouvoir intervenir où que ce soit.  C’est pourquoi le FPR a construit ce récit qui lui procurait une bonne raison d’intervenir à l’Est du Congo. Mais son agenda était  économique : l’accès aux minerais et, à terme, l’installation au Congo d’un gouvernement favorable aux Etats-Unis sous la direction de Kabila. Ils ont donc utilisé les réfugiés comme prétexte sécuritaire et humanitaire.

C’est ainsi que l’armée rwandaise est intervenue au Congo en 1996 pour détruire les camps de réfugiés et aussi pour massacrer massivement. Ils ont rapatrié des réfugiés en même temps qu’ils en ont massacré beaucoup.  C’est à ce moment-là que de nombreux réfugiés ont refusé de rentrer au Rwanda et ont fui vers l’Ouest, loin de la frontière.  Mais l’armée rwandaise les a poursuivis tout au long de leur marche vers l’Ouest avant de descendre enfin sur Kinshasa et prendre le pouvoir. C’était l’objectif du gouvernement rwandais.  Au cours de cette période, des militaires et des officiers américains étaient présents aux côtés du FPR, ce qui est peu connu. C’était une opération planifiée.  Malheureusement le gouvernement américain n’avait aucune intention de sauver des réfugiés, il voulait seulement s’assurer que le pouvoir soit pris et que les sociétés multinationales puissent signer des contrats d’accès aux minerais.

 

Ph.T.- A mon sens, cela montre la faiblesse des Nations Unies à de nombreux égards, et certainement du département responsable des réfugiés. J’ai pris conscience de cela quand je travaillait à Arusha.  Un simple exemple : quand un réfugié traverse une frontière, il doit être maintenu à une certaine distance de la frontière,  40 km je crois, pour pouvoir bénéficier de la reconnaissance et de la protection internationale.  Mais, considérant que les mouvements de réfugiés et le génocide se situent dans une période qui va de 1990 à 1997 au moins, on constate que dans le cas des réfugiés burundais au Rwanda – parfois Hutu, parfois Tutsi – on a veillé à les éloigner suffisamment de la frontière pour qu’ils soient en sécurité.  Mais dans ce cas-ci, en 1996, la protection a été retirée et les camps sous bannière de protection de l’ONU ont été attaqués !  Il y a certainement eu pas mal de débats parmi les gens qui étaient censés les protéger.  Se sont-ils bornés à assister, à laisser faire, à laisser le désastre s’accomplir ?

 

M.Y. -Oui, ce fut le désastre ! Le personnel de l’ONU a fui, ils ont été évacués, il ne restait que du personnel local. Il faut toutefois se rappeler que le HCR n’est pas vraiment une organisation indépendante.  Elle dépend en fin de compte des pays donateurs, ce sont eux qui définissent la plus grande partie de la politique, surtout les Etats-Unis.

 

Ph.T.- A propos, peut-on dire platement que celui qui paie le plus a le plus à dire ?

 

M.Y. -Mais bien sûr !

 

Ph.T.- Merci, j’hésitais à le dire, c’est trop grossier.

 

M.Y. – Je pense donc que le gouvernement américain avait planifié avec le gouvernement rwandais la destruction des camps depuis un certain temps.  Et le HCR n’avait aucun pouvoir. Je ne cherche pas à protéger le HCR mais je pense qu’il est important d’examiner davantage le rôle des superpuissances, des pays donateurs, qui dirigent la politique en matière de réfugiés.

 

Ph.T.- Malheureusement les puissances occidentales étaient sur la même longueur d’onde à l’époque.  Ces réfugiés étaient tout simplement criminalisés. Et – je regrette de devoir répéter son nom – l’écrivain américain Gourevitch était aux commandes pour proclamer qu’il ne s’agissait que de génocidaires qui tenaient les civils en otage, qu’il fallait donc les poursuivre et les tuer,  et que c’est pour cela qu’il fallait aller jusqu’à Kinshasa et y installer Kabila, qui ensuite a été écarté, à son regret j’imagine.

 

Nous avons à l’antenne le professeur Masako Yonekawa, auteur d’un livre excellent sur le Congo, qui dit que ce pays possède tout sauf la paix.

 

Dans votre discours vous attirez l’attention sur quelqu’un de peu connu, le Docteur Barbara Harrell-Bond, fondatrice et directrice du Centre d’Etude des Réfugiés de l’université d’Oxford, actuellement décédée.  Cette dame s’est opposée à la clause de cessation. Expliquez-nous cela.

 

M.Y. -La clause de cessation du statut de réfugiés signifie que ce statut prend fin.  C’est-à-dire que la personne ne peut plus être protégée par le pays d’accueil ni par le HCR,  dans certains cas cela signifie que les réfugiés sont forcés de retourner dans leur pays d’origine.   C’est-à-dire qu’il aurait pu se produire la même chose qu’en 1996-97 : des rapatriements forcés impliquant l’armée.  La clause de cessation fut donc un vrai cauchemar pour les réfugiés.  Ils craignaient d’être renvoyés au Rwanda contre leur gré et d’y être tués, comme ce fut le cas en 1996-97 lorsque, après leur retour, de nombreux réfugiés furent tués, ou emprisonnés ou portés disparus. Donc lorsque le HCR et la politique américaine ont décidé d’appliquer la clause de cessation (en 2013), tous les réfugiés ont paniqué.  Cette décision était extrêmement contradictoire par rapport à la situation concrète de violation des droits de l’homme au Rwanda, abondamment documentée par Amnesty International, Human Rights Watch, etc.

 

Ph.T.- C’était après le massacre de Kibeho, n’est-ce pas ? Où des milliers de déplacés internes furent assassinés ! Et ils ont quand même invoqué la clause de cessation  !

 

M.Y. -En effet, Kibeho c’était en 1995. Normalement l’invocation de la clause de cessation signifie que le pays d’origine ne représente plus de danger, qu’il y a la paix, que les droits humains sont garantis, que le pays est démocratisé. Mais il n’y avait rien de tout cela au Rwanda ! Ni paix, ni démocratie, ni justice comme l’ont attesté tant de rapports.  C’était donc une politique très contradictoire.  Mais étrangement, Barbara Harrell-Bond et son organisation furent les seules à s’y opposer. Ni Amnesty International, ni HRW, ni personne d’autre n’éleva la voix. Quand j’ai interrogé la personne responsable du Rwanda à HRW et lui ai demandé pourquoi son organisme avait gardé le silence, et elle m’a répondu « Eh bien, je ne sais pas ! » Cela m’a vraiment surprise, j’étais choquée.  Elle avait été chargée du Rwanda pendant plusieurs années, s’était rendue sur le terrain, et tout ce qu’elle trouvait à dire c’est « je ne sais pas ». J’ai également interrogé une autre personne de HRW qui m’a dit simplement que la question des réfugiés rwandais était très compliquée parce qu’il y avait beaucoup de génocidaires parmi eux.  Ce qui n’était pas vrai !

 

Ph.T.- Mais pourquoi ne pas dire simplement – et dans mon souvenir cela a été abordé précédemment – que les réfugiés rwandais qui étaient armés s’étaient rendus en traversant la frontière. De ce fait, puisqu’ils étaient dans des camps, cela ne devait pas être compliqué de les identifier et de séparer les criminels des autres. Cela n’aurait pas posé de problème, personne n’aime être associé à des criminels.  Ils auraient fait quelque chose de plus formel et de plus approprié que d’accuser un peuple tout entier.  Il faut accuser ceux qui ont commis des crimes, et non pas toute leur famille voire tout leur quartier.

 

M.Y. -Exactement ! En fait l’armée zaïroise était censée faire ce travail de séparer les civils des criminels, mais on nous a dit qu’ils n’en avaient pas la capacité, ou pas la volonté, et que Mobutu était un ami de Habyarimana et donc les protégeait … tout cela n’est pas clair.

 

Ph.T.- N’oublions pas de parler d’une personne qui fait un travail remarquable,  le Dr Mukwege.  Il a soulevé le sujet, ce qui semble avoir offensé le gouvernement rwandais et peut-être aussi les pays donateurs, je ne sais pas. Il veut que tout le monde soit informé de l’existence du fameux rapport Mapping.  Quelle est l’importance de son travail et de sa contribution à ce propos ?

 

M.Y. -Extrêmement important ! Le rapport Mapping est resté totalement tabou depuis sa publication en 2010.  C’est un rapport de l’ONU, plus précisément du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU,  mais cette même organisation est restée muette depuis sa publication et jusqu’à aujourd’hui.  Le sujet n’a jamais été relevé au sein de la communauté des Nations Unies toute entière, pas même une seule fois.  C’est suspect ! Que se passe-t-il à l’ONU ? S’ils ont publié quelque chose, pourquoi sont-ils incapables d’agir selon les recommandations émises par ce rapport, d’autant plus que c’est ce rapport lui-même qui a recommandé de créer un tribunal, de mettre fin à l’impunité, etc.

 

Ph.T.- Je me souviens que ce rapport a été demandé au départ par les procureurs du TPIR qui ont chargé des professeurs d’établir un décompte du nombre de morts et de fosses communes, etc.  Mais quand ils ont remis leur conclusion établissant que la majorité des victimes étaient des Hutu, les procureurs n’ont plus voulu parler à ces témoins !

 

M.Y. -Ah bon ! Je ne savais pas !

 

Ph.T.- Je crois que c’était le professeur Davidson et un autre dans le même rapport ou dans un rapport parallèle où ils se sont adressés à des personnes objectives, je crois que c’étaient des anthropologues.

 

M.Y. -Je sais qu’il y a eu dans les années 1990 une enquête similaire menée également par un rapporteur spécial de l’ONU, Roberto Garreton.  Son équipe et lui ont essayé d’enquêter sur le sort des réfugiés rwandais au Congo en 1996-97 mais ils n’ont pas pu avoir accès à certaines zones de l’Est du Congo et pas non plus à l’Ouest dans la région de Mbandaka et autres où il y avait eu beaucoup de massacres.  Ils ont publié un rapport mais je pense que ce n’était pas suffisant. Voilà pourquoi le rapport Mapping est si important, c’est la consolidation des enquêtes menées par Garreton et d’autres personnes, auxquelles s’ajoutent des interviews d’autres témoins, ce qui en fait un rapport très complet.  L’ONU doit donc le prendre au sérieux mais malheureusement elle est restée muette depuis 11 ans déjà.

 

Ph.T.- Le Dr Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018,  a insisté sur l’importance de ce rapport. Cela lui a valu de sérieux ennuis de la part du gouvernement rwandais. C’est un homme très  courageux vu qu’il travaille dans une zone où on sait que des gens qui se sont opposés au président du Rwanda ont disparu !

 

M.Y. -Oui, vraiment ! Rappelons que de nombreux activistes des droits humains, des avocats, des juristes, des journalistes etc. ont été tués, pas seulement dans l’Est du Congo mais aussi à Kinshasa et ailleurs. Si vous pensez à ce qui leur est arrivé, oui, ce que le Dr Mukwege fait est exceptionnel.  Parler de ce problème quand on fait partie de la diaspora congolaise ou rwandaise c’est une chose, en parler quand on se trouve à l’Est du Congo, c’est une autre chose, il faut un effort particulier et un courage exceptionnel.

 

Ph.T.- Comme le courage de Victoire Ingabire.

 

M.Y. -Oui !

 

Ph.T.- Permettez-moi de poser encore quelques questions sur l’histoire du génocide lui-même, quand il a eu lieu, qui sont les victimes, etc.  Deux autres lauréates ont été honorées du prix Victoire Ingabire avec vous à Bruxelles le 19 juin dernier :  il y avait une dame Tutsi dont la famille a été victime du génocide et une dame Hutu. J’aimerais confronter votre expérience à la mienne. Au cours de mes interviews auprès de témoins en tant qu’enquêteur, j’ai appris que pour les Rwandais les actes de violence et les assassinats ont commencé en 1990. Judi Rever documente cela très clairement dans son livre In praise of Blood. Mais le TPIR ne s’est penché que sur l’année 1994, ce qui est une façon très arbitraire de traiter ce sujet. En réalité, une grande partie de la population Hutu a été chassée des territoires du Nord en 1990 par l’armée du FPR.  Quelle fut votre constat au cours de vos interviews ?  Ils n’ont pas seulement été chassés, ils ont aussi été remplacés par des gens qui ont traversé la frontière avec leur bétail et se sont installés dans leurs maisons.  Pouvez-vous nous en dire plus sur cette plage de temps 1990-1997, quelle est son importance ?

 

M.Y. -Oui, en 1990 il y a eu ce qu’on a appelé l’invasion du FPR.  Mais nous savons que le FPR était composé de réfugiés, principalement ceux qui étaient en Ouganda. Ces réfugiés ont créé le FPR pour rentrer au Rwanda avec l’idée d’y prendre le pouvoir, par la force si nécessaire.  Donc ce qui s’est passé en 1990 n’était pas simplement une invasion, mais bien un rapatriement armé, non seulement pour rentrer chez eux mais pour prendre le pouvoir.  Ils avaient ce plan dès le départ, ce qui est peu connu.  Quand on parle du génocide de 1994, on pense souvent que c’est à cause de conflits ethniques.  Mais ce n’est pas un simple conflit ethnique, mais un problème de rapatriement armé et de pouvoir légitime. Et je voudrais mettre en évidence le rôle du gouvernement américain. En effet il y a eu en 1988 une grande conférence à Washington DC où était présent le directeur du Comité américain pour les Réfugiés (US Committee for Refugees), Roger Winter. Apparemment il a dit qu’il fallait un conflit armé pour que les réfugiés Tutsi puissent rentrer chez eux. Je ne sais pas si le gouvernement américain leur a réellement fourni des armes, mais il est clair qu’il a aidé militairement le gouvernement de l’Ouganda, ce dont le FPR a probablement bénéficié indirectement.  C’est ainsi qu’ils ont été capables d’envahir le Rwanda et de se rapatrier par la force.  Et en effet, quand ils ont envahi le Rwanda en octobre 1990, ils ont expulsé des quantités de gens dans le Nord et ont occupé cette partie du pays.  C’était important pour eux d’organiser le rapatriement d’autres réfugiés Tutsi de l’Ouganda et d’ailleurs.  Voilà pourquoi le deux mouvements de  rapatriements, celui des réfugiés Tutsi en 1990-94 et celui réfugiés Hutu en 1996-97 sont très  politiques. Voilà pourquoi je parle de ces deux rapatriements dans mon livre.  C’est un peu compliqué mais c’est très important de voir les deux problèmes.

 

Ph.T. -Ce que vous dites souligne encore une fois ce que dit Judi Rever – qui a d’ailleurs elle aussi été honorée du prix Victoire Ingabire -, quand elle écrit que la version officielle de l’histoire fait l’objet d’un contrôle politique.  Ce que vous décrivez est un fait objectif, et d’ailleurs Roger Winter a écrit lui-même sur son rôle à ce propos,  ce n’est pas un secret.  Mais du fait qu’il y a une version officielle, il est strictement interdit de dire ce que nous disons vous et moi.  Mais si nous ne disons rien, nous sommes vraiment, comme le dit Judi Rever, victimes du contrôle des faits.

 

M.Y. -Exactement, c’est pour cela que j’ai voulu revenir sur le discours de Victoire. Il ne faut pas se borner à croire le discours officiel. Il faut écouter les autres discours qui sont oubliés ou écartés. Et nous devons nous demander pourquoi ils ont été écartés. Il doit y avoir un motif.

 

Ph.T.- En fait je n’ai pas rencontré beaucoup d’Africains qui croyaient à ces récits officiels. Ceux qui étaient en Tanzanie, par exemple, ont vu ce qui s’y passait. Ils n’étaient pas surpris par le type de Tribunal qu’ils ont observé.

 

Je voudrais revenir sur la question des réfugiés qui ont été expulsés quand le FPR est entré dans le pays. C’est une autre partie de la destruction du pays.  Parce qu’ils étaient considérés comme des déplacés internes, ces réfugiés n’ont pas pu bénéficier d’une assistance internationale, aucun camp du HCR ne pouvait être mis sur pied pour eux, le Rwanda était responsable de tout. L’armée qui a attaqué n’a assumé aucune responsabilité, au contraire elle a renvoyé la charge de ces réfugiés sur le dos d’un gouvernement déjà pauvre.

 

M.Y. -Sauf erreur de ma part, MSF était une des rares organisations présentes dans les camps. Le HCR n’y était pas. Au début des années 1990 en particulier le HCR ne s’occupait pas de déplacés internes, il assistait et protégeait uniquement ceux qui avaient traversé la frontière. On sait peu de choses sur ce qui est arrivé à ces déplacés internes.  Il y a très  peu de documentation. J’ai essayé d’en trouver mais c’est vraiment difficile.

 

Ph.T. -Cette situation a contribué largement à la violence.  Ces familles avaient perdu leurs maisons, leurs fermes et, au même moment, le pays était attaqué par une armée qui ne les aimait pas. En gros le pays était en train de tomber en ruines, de se désintégrer.  Tous ces gens devaient se débrouiller seuls. C’était un processus horrible.

 

J’apprécie beaucoup que dans votre discours – j’espère qu’il sera lu – vous insistez sur les différents éléments à comprendre quand on place le génocide dans le contexte plus large de ce qui s’est passé de 1990 à 1997.  Et merci beaucoup d’avoir mentionné le rôle du Dr Harrell-Bond. Ce détail est extrêmement important, cette dame était manifestement très informée pour s’opposer à la clause de cessation que l’on peut qualifier de honteuse.

 

M.Y. -En effet, comme je l’ai dit, son organisation et elle-même étaient les seules à s’opposer à cette clause. J’ai entendu dire – mais je ne sais pas avec quelle efficacité – que certains membres du personnel  du HCR s’y sont également opposés, mais la décision est venue de plus haut, peut-être de l’extérieur de l’organisation, probablement des Etats-Unis j’imagine. Ils n’avaient donc pas d’autre choix que d’accepter. J’en ai parlé avec d’anciens collègues du HCR et certains m’ont confirmé qu’effectivement ils n’étaient pas contents, ils n’étaient pas convaincus, qu’ils avaient été frustrés, que ce n’était pas satisfaisant.  Mais il n’y avait pas d’alternative.  En tant que personnels internes, ils ne pouvaient pas élever la voix.  Voilà pourquoi le rôle d’organismes extérieurs est très important.  Barbara et son équipe furent les seuls à se faire entendre. Bien que son organisation soit petite comparée à d’autres comme HRW ou Amnesty International, son influence a été très grande et nous devons nous en souvenir.

 

Ph.T. -Ses collègues en sont très fiers. Son attitude sera remarquée quand toute cette histoire sera revue de manière plus mesurée,  à l’abri de la propagande officielle.

 

Professeur Masako Yonekawa, nous sommes très heureux d’avoir pu nous entretenir avec vous.  Vous méritez vraiment le prix Victoire Ingabire.  Vous avez réalisé un travail remarquable.  Mais il y a encore beaucoup à dire sur ce sujet et j’espère que  l’avenir nous réservera des changements. Nous devrons reparler de tout cela.

 

M.Y. -Tout à fait.  Je voudrais juste vous rappeler que le nombre de réfugiés, de personnes qui sont forcées de se déplacer, augmente chaque année. Selon le HCR il y a actuellement 82 millions de personnes déplacées de force dans le monde.  Le Congo produit un grand nombre d’entre eux.  Oui, nous devons reparler de cette situation.

 

Ph.T. -Oui, et je rappelle que l’auditeur peut consulter votre site rita-congo.org.  Vous rappelez qu’il y a 82 millions de personnes déplacées mais le G7 n’en parle pas !

 

M.Y. -Non, pas du tout, pas du tout !

 

Ph.T. -C’était un plaisir de vous avoir à l’antenne, encore un tout grand merci !

All the world's peoples have the right to pursue their own destiny.